J'ai envie de te conter une histoire courte, un
peu comme une image peinte en mon cœur depuis quelques jours, je ne sais pas
pourquoi.
Vois un chemin. Un long chemin de poussière et de
pierre blonde. Au bout du chemin, un puits, dans un paysage aride, de longues
tables rocheuses coulées de lumière, de la lavande, du thym, des fleurs menues
blotties en touffes claires au creux de la roche. Vers la gauche, le plateau ploie
et s'emplit de terre rousse, de hauts murs enserrent une vigne féconde, taillée
et rangée, où l'on s'active.
La lumière ruisselle sur les jeunes grappes et
les baigne. Patiemment.
Le maître de la vigne passe souvent sur le
chemin, avec sa mère. Il veille, il conseille, il étend sa vigilance à chacun,
et à chaque cep. Nul n'est oublié, il n'est pas une grappe qu'il ne remarque et
qu'il ne soigne lui-même quand les ouvriers sont occupés ailleurs. Sa mère
l'accompagne, apporte à boire et à manger aux ouvriers, les écoute, les
console, porte leurs doléances à son fils.
Au soir, ils restent souvent à parler au puits,
puis ils prennent le chemin du retour.
Au bord du chemin, il y a une vigne sauvage, qui
donne du petit grain pour les oiseaux. C'est là toute sa vocation, offrir un
peu de nourriture et une ombre fraîche. Elle a poussé seule, on ne sait trop
comment, dans la pierre. Il y avait du soleil, et comme elle l'a vu, elle a
grandi vers lui parce qu'elle espérait sa clarté.
Elle regarde passer le maître de la vigne et elle
l'aime : jamais il ne manque de s'arrêter auprès d'elle et de lui parler
doucement. Son regard est soleil, sa parole est pluie bienfaisante, ses mains
la guident vers plus de lumière, plus de chaleur, et parfois il rit, il cueille
les grains petits et acides qu'elle offre aux oiseaux, il dit : " ils
apaisent ma soif", il s'assoit à son ombre et se repose enfin, et elle
étire ses sarments, elle appelle la brise, elle veille sur son sommeil... Et
quand il s'éveille, il sourit, laisse les feuilles étroites effleurer son
front, il dit aussi : "tu es un temps de ma liberté"...
Elle l'aime. Elle est sienne, la sauvage, parce
qu'elle s'est donnée pour rien. Personne ne l'a plantée, personne ne l'a
taillée, et là il rit encore : c'est moi qui t'ai plantée pour moi et pour
les oiseaux, pour mon repos... pour rien d'important. C'est elle alors qui rit.
Quand il ne vient pas, sa mère verse sur la
pierre un vase de l'eau du puits, fraîche et vivante, et la pierre la boit. Il
en reste toujours un peu dans un creux, pour le bain des oiseaux. La vigne pose
son ombre là, exprès, et l'eau demeure.
Un jour s'est levé un vent ardent en tourbillons.
Il a balayé le plateau, brûlant la pierre et les fleurs claires. Les murs ont
vacillé, le soleil s'est fait de feu, la terre a craquelé, les oiseaux se sont
enfuis. Les ouvriers ont manqué à la vigne parce qu'ils étaient saisis dans
cette tourmente et cherchaient à s'abriter. Ils n'avaient pas tous vocation de
martyrs. La belle vigne tremblait en son clôt, les grappes trop lourdes
séchaient sur pied, les feuilles jaunissaient. Toute l'eau du puits était pour
l'irrigation, mais le vent furieux la buvait largement au passage. Le maître de
la vigne avait prévenu, il avait appelé, mais les ouvriers n'avaient pas entendu,
alors il était là, il travaillait comme chacun. Parfois, il levait les yeux sur
la vigne de son repos, il lui souriait de loin, et elle frémissait, vaillante,
elle pensait à lui, elle l'aimait d'autant plus qu'il ne venait plus vers elle,
sa mère non plus, il n'y avait plus d'eau pour elle.
Le vent avait balayé ses feuilles et le petit
grain noir qu'elle offrait aux oiseaux : elle était nue, ses sarments
s'étiraient sur la pierre, dans leur faiblesse, mais elle souriait toujours au
maître. Elle l'aimait. Il savait cela.
La belle vigne souffrait. Les grains fripés
s'embuaient au froid de la nuit et perdaient leurs dernières forces. Les
ouvriers désertaient parce que l'ouvrage était trop dur : ils étaient peu
nombreux, les nuits étaient trop froides et les jours trop brûlants. Beaucoup
s'en allaient.
Le maître les regardait, il leur remettait leur
salaire, et même davantage. Il les bénissait.
Un matin, il est monté jusqu'au chemin, il s'est
avancé vers la vigne sauvage, il s'est agenouillé devant elle, il a touché les
sarments amaigris, il a dit "veux-tu ?" Il la regardait, elle
était libre, elle avait le choix, elle a dit oui, alors, d'un coup, il a
tranché le cep.
Mon frère, de son cœur a jailli une eau pure et
un soupir. Jamais la source n'a tari. La belle vigne a mangé la vie de la vigne
aux oiseaux. Les grappes fripées ont gonflé à nouveau.
Cette vie n'était pas pour elle, elle venait de
lui, elle était pour lui.
Elle n'était rien d'important.
Quand il passe sur le chemin, il sourit. Il voit
l'eau jaillissante, il en boit parfois, puis il s'éloigne avec sa mère.
Jaloux est son nom M. Felix.