lundi 8 juin 2020

Parabole...


J'ai envie de te conter une histoire courte, un peu comme une image peinte en mon cœur depuis quelques jours, je ne sais pas pourquoi.

Vois un chemin. Un long chemin de poussière et de pierre blonde. Au bout du chemin, un puits, dans un paysage aride, de longues tables rocheuses coulées de lumière, de la lavande, du thym, des fleurs menues blotties en touffes claires au creux de la roche. Vers la gauche, le plateau ploie et s'emplit de terre rousse, de hauts murs enserrent une vigne féconde, taillée et rangée, où l'on s'active.
La lumière ruisselle sur les jeunes grappes et les baigne. Patiemment.

Le maître de la vigne passe souvent sur le chemin, avec sa mère. Il veille, il conseille, il étend sa vigilance à chacun, et à chaque cep. Nul n'est oublié, il n'est pas une grappe qu'il ne remarque et qu'il ne soigne lui-même quand les ouvriers sont occupés ailleurs. Sa mère l'accompagne, apporte à boire et à manger aux ouvriers, les écoute, les console, porte leurs doléances à son fils.
Au soir, ils restent souvent à parler au puits, puis ils prennent le chemin du retour.

Au bord du chemin, il y a une vigne sauvage, qui donne du petit grain pour les oiseaux. C'est là toute sa vocation, offrir un peu de nourriture et une ombre fraîche. Elle a poussé seule, on ne sait trop comment, dans la pierre. Il y avait du soleil, et comme elle l'a vu, elle a grandi vers lui parce qu'elle espérait sa clarté.
Elle regarde passer le maître de la vigne et elle l'aime : jamais il ne manque de s'arrêter auprès d'elle et de lui parler doucement. Son regard est soleil, sa parole est pluie bienfaisante, ses mains la guident vers plus de lumière, plus de chaleur, et parfois il rit, il cueille les grains petits et acides qu'elle offre aux oiseaux, il dit : " ils apaisent ma soif", il s'assoit à son ombre et se repose enfin, et elle étire ses sarments, elle appelle la brise, elle veille sur son sommeil... Et quand il s'éveille, il sourit, laisse les feuilles étroites effleurer son front, il dit aussi : "tu es un temps de ma liberté"...
Elle l'aime. Elle est sienne, la sauvage, parce qu'elle s'est donnée pour rien. Personne ne l'a plantée, personne ne l'a taillée, et là il rit encore : c'est moi qui t'ai plantée pour moi et pour les oiseaux, pour mon repos... pour rien d'important. C'est elle alors qui rit.

Quand il ne vient pas, sa mère verse sur la pierre un vase de l'eau du puits, fraîche et vivante, et la pierre la boit. Il en reste toujours un peu dans un creux, pour le bain des oiseaux. La vigne pose son ombre là, exprès, et l'eau demeure.

Un jour s'est levé un vent ardent en tourbillons. Il a balayé le plateau, brûlant la pierre et les fleurs claires. Les murs ont vacillé, le soleil s'est fait de feu, la terre a craquelé, les oiseaux se sont enfuis. Les ouvriers ont manqué à la vigne parce qu'ils étaient saisis dans cette tourmente et cherchaient à s'abriter. Ils n'avaient pas tous vocation de martyrs. La belle vigne tremblait en son clôt, les grappes trop lourdes séchaient sur pied, les feuilles jaunissaient. Toute l'eau du puits était pour l'irrigation, mais le vent furieux la buvait largement au passage. Le maître de la vigne avait prévenu, il avait appelé, mais les ouvriers n'avaient pas entendu, alors il était là, il travaillait comme chacun. Parfois, il levait les yeux sur la vigne de son repos, il lui souriait de loin, et elle frémissait, vaillante, elle pensait à lui, elle l'aimait d'autant plus qu'il ne venait plus vers elle, sa mère non plus, il n'y avait plus d'eau pour elle.
Le vent avait balayé ses feuilles et le petit grain noir qu'elle offrait aux oiseaux : elle était nue, ses sarments s'étiraient sur la pierre, dans leur faiblesse, mais elle souriait toujours au maître. Elle l'aimait. Il savait cela.

La belle vigne souffrait. Les grains fripés s'embuaient au froid de la nuit et perdaient leurs dernières forces. Les ouvriers désertaient parce que l'ouvrage était trop dur : ils étaient peu nombreux, les nuits étaient trop froides et les jours trop brûlants. Beaucoup s'en allaient.
Le maître les regardait, il leur remettait leur salaire, et même davantage. Il les bénissait.
Un matin, il est monté jusqu'au chemin, il s'est avancé vers la vigne sauvage, il s'est agenouillé devant elle, il a touché les sarments amaigris, il a dit "veux-tu ?" Il la regardait, elle était libre, elle avait le choix, elle a dit oui, alors, d'un coup, il a tranché le cep.

Mon frère, de son cœur a jailli une eau pure et un soupir. Jamais la source n'a tari. La belle vigne a mangé la vie de la vigne aux oiseaux. Les grappes fripées ont gonflé à nouveau.
Cette vie n'était pas pour elle, elle venait de lui, elle était pour lui.
Elle n'était rien d'important.

Quand il passe sur le chemin, il sourit. Il voit l'eau jaillissante, il en boit parfois, puis il s'éloigne avec sa mère.
 Jaloux est son nom M. Felix.

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