Extraits de "Marie Madeleine à la sainte Baume" de Jean Yves Leloup
Pour celui ou celle qui a faim que pèse toute la philosophie, la spiritualité, la poésie, devant un plat de lentilles ? Rien… Que nous font les beaux discours, sur la vérité, sur l’amour, la patience, l’impermanence de toutes choses, etc. quand on a le ventre creux et que le ventre prend toute la place et nous dévore le cœur et le reste ? Myriam ne pensait à rien d’autre, ne vivait pour rien d’autre que pour un plat de lentilles. Les arbres de la St Baume pouvaient bien lui donner toutes sortes de fleurs et de parfums, cela ne faisait que l’énerver et la creuser davantage. «J’ai faim » – est-ce une prière que Dieu n’entendrait pas ? Ce jour là toutes les paroles de Yeshoua lui semblèrent vaines, insultantes plutôt : «Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez.» Est-ce que Yeshoua n’avait jamais eu faim ? Est-ce que il n’avait jamais marché nu en plein hiver dans une forêt hostile pour parler ainsi ? Myriam avait faim, elle était nue, elle était inquiète pour sa vie, elle était prête à renier tout l’Evangile qu’elle avait entendu pour un plat de lentilles… Que celui qui n’a jamais eu le ventre creux ; que celui qui n’a jamais eu faim lui jette la première pierre… Tous les écrits de Sagesse n’ont été écrits que pour des ventres pleins, pensait elle, pour ceux qui peuvent s’offrir le luxe d’avoir un esprit ou une grande âme, parce qu’ils n’ont pas de ventre qui leur fait mal. Myriam comprit qu’elle n’était qu’une bête, elle qu’on prenait pour la fiancée d’un Dieu, elle qu’on prenait déjà comme une incarnation de la Sophia… Non, une bête, une femme sauvage, qui ne savait pas chasser mais qui sentait pousser en elle toutes sortes de griffes, elle était prête à bondir sur n’importe quoi, n’importe qui, elle en oublia le plat de lentilles, c’était une image, une pensée de trop, un souvenir, qui la coupait de son instinct, de son impulsion à faire ce qui est juste dans le moment présent. Elle se jeta à terre et c’est en rampant, le nez dans les feuilles mortes qu’elle trouva sa nourriture, mais était-ce encore un nez, plutôt un mufle, un groin, comme ceux des sangliers, ses frères de la forêt – ce n’était pas un plat de lentilles qu’elle découvrait, ni rien de ce qu’elle avait connu, cela avait un goût et une odeur indescriptibles, c’était sans doute ce qu’on appellera plus tard des truffes… Elle se nourrit encore d’un peu de terre et d’herbes et bu à la source. Elle comprit alors ce que Yeshoua voulait dire par «ne pas s’inquiéter». Cela voulait dire «ne pas en rajouter», ne pas rajouter sa faim future à sa faim présente, sa douleur à venir à sa douleur présente – cela suffit. Ce qui nous est donné dans l’instant présent, c’est l’unique nécessaire. Myriam observa davantage les bêtes de la forêt, effectivement elles ne s’inquiétaient pas du lendemain, elles ne semblaient s’inquiéter que lorsqu’elles avaient faim, mais non, elles ne s’inquiétaient pas, elles se réveillaient, elles avaient faim et c’est leur faim qui leur dictait les actes nécessaires pour trouver la nourriture dont elles avaient besoin, avant de retourner à leur repos, à leur tranquillité qui semblait être leur nature essentielle. «La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ?» Comment la Vie peut-elle être une nourriture ? Les disciples en lui indiquant la forêt de la Sainte Baume comme refuge imaginaient sans doute qu’elle se nourrirait « d’amour et d’eau fraîche ». Savaient-ils vraiment ce qu’était la faim ? Mais elle, savait-elle ce que c’est «se nourrir de la Vie» ? Elle venait ici pour l’apprendre… Il lui fallut plusieurs mois pour comprendre que « l’homme ne vit pas seulement de pain », de lentilles, de truffes montées de terre ou de cailles tombées du ciel ; mais aussi d’air et de souffle… Elle apprenait à respirer profondément, il y avait là une nourriture subtile, elle ne l’avait jamais pensée ou imaginé, pourtant elle se souvint que Yeshoua mangeait si peu, sauf lorsqu’Il était avec des amis, les viandes grasses et le bon vin, Il savait alors les apprécier…
Quand les disciples s’inquiétaient à propos de sa faim, il répondait: «J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas… Ma nourriture c’est de faire la volonté de mon Père.» Autant de paroles étranges qu’ici elle comprenait mieux. «Abba» – ce n’était pas pour Lui seulement un mot, mais une Présence, la Présence qui l’accompagnait et cette Présence Lui remplissait non seulement le cœur et l’esprit, mais aussi le ventre, Il se tenait tout entier en Sa Présence… Elle se souvenait encore d’une autre parole : «Je suis» est le pain de vie. Celui qui me mange n’aura jamais faim » – cette parole avait fait fuir beaucoup de disciples. «Comment nous donnerait-Il son corps à manger ?»
Elle comprenait maintenant. «Je Suis» est le pain de vie, si elle se tenait en Sa Présence, comme Lui se tenait en Présence de la Conscience infinie qu’Il appelait Son Père, elle serait nourrie «corps, âme, esprit». C’est ainsi qu’elle commença à invoquer Son Nom, «Yeshoua», sur le rythme même de son souffle…
Les effets ne se firent pas attendre – Yeshoua, «Je Suis» demeurait vraiment en elle, calmait toutes ses faims, toutes ses inquiétudes. Elle affrontait chaque épreuve, en Sa Présence, une épreuve à la fois, une souffrance à la fois, un plaisir à la fois… Sans se soucier de ce qui allait venir – ce qui allait venir, c’était encore du présent, une occasion d’Être avec « Je Suis », en Sa Présence… Demain n’existe pas, n’a jamais existé, comme hier n’existe pas, n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu qu’aujourd’hui, hier lorsque je l’ai connu, c’était comme «aujourd’hui», demain, je ne pourrai le connaître que comme «aujourd’hui». On ne peut aimer qu’au présent. Dire : j’ai aimé, c’est ne plus aimer ; dire : j’aimerai, ce n’est pas aimer encore. On ne peut vivre qu’au présent. Dire : j’ai vécu, c’est ne plus vivre ; dire : je vivrai, ce n’est pas vivre encore. Réfléchissant à cela, elle sentit sa vie se simplifier considérablement. L’unique nécessaire, c’était de considérer le présent comme l’unique nécessité. Ce n’était pas du «luxe», ou ce qu’on appellera de la spiritualité, c’était une question de survie. Si on veut vivre seule dans une forêt, il faut se mettre à l’école de cette forêt et de ses habitants. N’étaient-ce pas les paroles de l’Enseigneur ? «Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni ne recueillent dans les greniers et votre Père céleste les nourrit.» Elle se souvint d’une femme qui en entendant ces paroles lui avait dit : «ça se voit que Yeshoua n’a jamais eu d’enfants. Il saurait qu’une mère n’est faite que d’inquiétudes, pour ses poussins, ses chatons ou ses oursons… Quel égoïsme, quel manque d’amour !» Yeshoua, lui avait demandé d’observer davantage, les poules, les chattes et les grands ourses, elle verrait qu’en effet, ils ne s’inquiètent pas, ne se préoccupent pas, ne se font pas de soucis pour leur progéniture. Cela ne veut pas dire qu’ils s’en désintéressent, bien au contraire, ils font tout ce qui est nécessaire et en leur pouvoir, pour leur bien être, mais ils ne se font pas de soucis, ils ne «rajoutent rien» à ce qui est « nécessaire»… «Mais nous», rétorqua la femme, «nous ne sommes pas de bêtes, nous sommes intelligents et nous avons du cœur». «C’est une certaine façon d’utiliser son intelligence et son cœur que de se faire du souci», répondit Yeshoua, «mais est-ce la bonne ? N’est-ce pas une meilleure façon d’utiliser son intelligence et son cœur, que de répondre le mieux possible à la situation présente, sans se préoccuper du lendemain, sans se faire du souci pour ce qui n’est pas encore aujourd’hui ?» Yeshoua ne dit pas qu’il ne faut rien faire, mais de faire tout ce que nous avons à faire sans souci et sans inquiétude ; c’est le souci et l’inquiétude qui nous rongent le cœur, l’esprit et le ventre et nous empêchent de bien faire et de bien vivre… Le souci et l’inquiétude, c’est dans notre tête qu’ils trouvent leurs racines, pas dans la réalité. Si la paix régnait dans notre cœur et dans notre esprit «nous ferions mieux chaque jour l’unique nécessaire et cela suffit »… »
«Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lys des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : Qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.»
À chaque jour suffit sa faim… Vivre sa faim, ne pas en rajouter avec de faux appétits, ne pas s’inquiéter – c’était la loi de la forêt, des animaux et des plantes qui l’entouraient. Elle souriait à la pensée du Roi Salomon, là il y avait sans doute une erreur, si les lys des champs sont en effet très bien vêtus, une femme comme elle, de quoi Dieu pouvait-il bien la vêtir ? Elle avait froid et n’aurait pas supporté de se revêtir de peau de bêtes comme Jean-Baptiste ou de plumes d’anges comme dans ses rêves. C’est alors qu’elle remarqua que sa chevelure depuis son arrivée à la St Baume s’était beaucoup allongée et épaissie et que son corps revêtu de cette toison n’avait rien à envier à la fourrure des louves. Elle avait aussi appris à lutter contre le froid avec sa respiration et l’invocation du Nom de Yeshoua était parfois en elle comme un feu, plusieurs merles peuvent en témoigner, on voyait en hiver, la neige fondre à l’approche de son corps et de ses cheveux. Mais là n’est pas la question, les magiciens de toutes les contrées connaissent bien tous ces phénomènes qui naissent de notre intimité avec la nature. L’important pour elle c’était de «chercher d’abord le Royaume de Dieu et Sa Justice sachant que tout le reste lui serait donné par surcroît.»
La plupart des hommes cherchent d’abord le surcroît : «la richesse, la santé, la beauté, la réussite, la paix, la connaissance etc., tout ce qu’il peut y avoir de désirable…»
Ils cherchent le désirable avant de connaître quel est leur plus profond désir, et leur énergie se disperse dans cette quête sans fin d’une infinité de désirables… Qu’est-ce qui règne sur moi ? pensait-elle. Quel est véritablement le Maître de mon désir ? et aussitôt elle se joignait à la prière de «Yeshoua – Je Suis» présent en elle : «Que ton Règne vienne», c’est-à-dire, que Ton Esprit, Ton Souffle de liberté m’anime, que je ne sois l’esclave, ni de moi-même (de mes pensées, de mon passé) ni de personne. Que je n’obéisse qu’à l’Amour, que ce soit la volonté de la Vie qui se fasse, qui se réalise en moi… Et de nouveau, elle invoquait le Nom, elle «s’ajustait» à la Présence de «Je Suis» en elle, afin qu’il établisse son règne dans toutes les dimensions de son être : charnelles, affectives, mentales et spirituelles. Elle cherchait d’abord cela, qui est partout et toujours présent ; en Sa Présence, dans Sa lumière et Son Amour, tout lui était donné par surcroît. Elle comprenait enfin dans cette solitude que d’autres auraient trouvée atroce et insupportable, une des paroles de l’Enseigneur qui lui avait semblé tellement injuste : «À celui qui a on donnera, à celui qui n’a pas on prendra même ce qu’il a.» À celui qui a l’amour en lui, tout lui apparaîtra comme un don, tout lui sera donné comme par surcroît, gratuitement, gracieusement, «grâce sur grâce »…
À celui qui n’a pas l’amour, même ce qu’il a, lui apparaîtra sans saveur, comme absurde, le monde sera « en trop » et il se sentira de trop dans le monde.
Chercher d’abord «comment aimer» c’était peut-être cela la question ? Et aimer ce n’était peut-être pas d’abord éprouver de grandes émotions ou de grands sentiments, c’était voir, regarder ce qui était devant ses yeux, agréables ou désagréables, ne rien chercher d’autre que ce qui est là, présent, puisque c’est à partir de cela qui est là, présent, que l’occasion lui était donnée «d’apprendre» à aimer. Apprendre toujours… ne jamais prétendre «savoir», car ce que nous savons date d’hier, ce n’est que dans la fraîcheur de l’instant ou dans le froid de l’inacceptable que «l’occasion » (kairos) nous est donnée… Nous ne pouvons pas changer les événements, nous pouvons changer notre façon de les endurer ; nous ne pouvons pas changer le monde, nous pouvons changer notre regard sur le monde… C’est le cœur qui fait la différence… quoi d’autre ? Ainsi pensait Myriam et ce n’était pas «spiritualité de luxe», hautes spéculations, mais sagesse des pauvres, sagesse de la terre qui ne se plaint pas de l’orage… Sagesse des bêtes et des plantes, blessées par la Vie qui les porte et les nourrit…
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